Reporters sans frontières s'alarme de la situation désastreuse de la liberté de la presse et d'expression en Turquie, alors qu'à l'approche de la fin de l'année 2010 sonne bientôt l'heure du bilan. Les poursuites, condamnations des médias et incarcérations des journalistes se multiplient à un rythme frénétique, ceci en raison d'un cadre législatif élaboré et liberticide. Médias et journalistes sont entravés par un arsenal d'articles de loi qui entretient un véritable régime de censure. Toute déclaration ou publication concernant de près ou de loin les sujets considérés tabous par les autorités turques (la question des minorités kurdes et arméniennes, l'armée, la dignité de la nation, Atatürk) expose son auteur à des poursuites. Les atteintes à la liberté d'expression sont régulièrement critiquées par la Commission européenne chargée d'étudier la candidature de la Turquie, notamment dans son dernier rapport semestriel rendu le 9 novembre 2010.
Le gouvernement turc a récemment annoncé sa volonté de réformer certains aspects du Code pénal en matière de liberté de la presse. Cependant, cette modification ne concernerait que deux articles sanctionnant le « recel de violation du secret de l'instruction » (art.285) et la « tentative d'influencer un procès équitable » (art. 288). Il s'agit donc d'une énième réforme cosmétique réalisée afin de se rapprocher artificiellement des exigences de la Convention européenne des droits de l'homme. Ces transformations ne modifient que superficiellement le cadre législatif, les articles les plus liberticides étant conservés en l'état. Reporters sans frontières recense ainsi plus de 25 articles au sein du Code pénal qui restreignent directement la liberté de la presse et d'expression.
Ainsi, deux journalistes sont actuellement poursuivis pour « dénigrement du peuple turc » en vertu de l'article 301 du Code pénal. Le chroniqueur du quotidien libéral Taraf, Rasim Ozan Kütahyali, risque deux ans de prison pour avoir critiqué le fait que l'armée baptise un régiment de la province de Van (Est) du nom de « Mustafa Muglali », général reconnu coupable d'avoir fusillé 33 villageois kurdes en 1943. Cette déclaration a été interprétée comme une « humiliation de l'armée » et, par extension, du peuple turc. Le journaliste Temel Demirer encourt la même peine pour avoir déclaré que son confrère Hrant Dink n'avait pas été assassiné parce qu'il était arménien mais parce qu'il reconnaissait le génocide arménien.
Le texte le plus problématique reste la Loi anti-terroriste (LAT) n° 3713 de 1991 et ses amendements de 2006. Plus de 13 journalistes, rédacteurs en chef et directeurs de publication ont été poursuivis pour « propagande d'une organisation terroriste » à partir de l'article 7 alinéa 2 de cette loi. Cinq d'entre eux ont été acquittés par la cour d'assises d'Istanbul le 23 novembre 2010. Les autres sont toujours exposés à une peine de 7,5 ans de prison. Trop large, la notion de « propagande » sanctionne systématiquement toute allusion à la question kurde. De nombreux médias (Azadiya Welat, Rojev, Günlük, Devrimci Demokrasi) sont régulièrement suspendus en vertu de ce même article.
De plus, quatre journalistes (Vedat Kursun, Ozan Kilinç, Gurbet Cakar et Bedri Adanir) sont actuellement détenus pour avoir rendu publiques des déclarations en provenance du Parti des Travailleurs Kurdes (PKK). Or, l'article 6 alinéa 2 de la Loi anti-terroriste prévoit une peine de trois ans de prison pour « toute diffusion de déclarations et de communiqués émanant d'organisations terroristes ».
L'article 8 alinéa b vient compléter ce dispositif de censure. Le régime de « responsabilité en cascade » qu'il introduit est particulièrement grave car il permet de condamner toute la chaîne d'une rédaction à de fortes amendes. Ainsi, le responsable d'édition, le rédacteur en chef, le directeur de publication et le propriétaire du journal peuvent être attaqués en justice avec l'auteur d'un article incriminé. Cette disposition dangereuse est régulièrement appliquée et permet de museler complètement un média.
A cela s'ajoute la loi qui protège la mémoire de Mustafa Kemal Atatürk et expose toute déclaration critique envers le fondateur de la République turque à 4,5 ans de prison. La censure s'exerce également sur Internet, à travers la loi 5651 relative aux délits commis via Internet, qui condamne de manière disproportionnée les sites en raison de leurs contenus.
La situation particulièrement déplorable de la liberté de la presse s'explique à la fois par le contenu de lois éminemment répressives et par leur utilisation, souvent abusive, par des magistrats. A l'inverse, l'impunité reste de vigueur concernant les cas d'attentats envers les journalistes. Le procès des assassins du journaliste Hrant Dink est émaillé de reports et d'obstacles qui témoignent du peu de volonté politique d'éclaircir cette affaire. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a d'ailleurs condamné l'Etat turc, le 14 septembre dernier, pour avoir manqué de protéger la vie de Hrant Dink, directeur de publication de l'hebdomadaire Agos, abattu le 19 janvier 2007 devant les locaux du journal.
Ce carcan législatif rend impossible l'exercice du journalisme. Il est donc indispensable et urgent de réformer en profondeur ces textes et d'abolir les articles liberticides du Code pénal et de la Loi anti-terroriste. Cela afin d'instaurer un véritable climat de liberté d'expression, d'information et de débat sur toutes questions.
Reporters sans frontières demande de nouveau aux autorités turques d'amorcer cette réforme. L'organisation appelle également l'Union européenne à exiger de la Turquie qu'elle s'aligne sur les standards internationaux en matière de liberté de la presse et d'expression. Le pays se trouve à la 138e place sur 178 au classement mondial de la liberté de la presse 2010, publié le 20 octobre par Reporters sans frontières.
Publié le 1er décembre 2010
http://fr.rsf.org/turquie-la-turquie-doit-briser-le-carcan-01-12-2010,38932.html