Reporters sans frontières a décidé d’ouvrir un fil d’actualité pour rendre compte de la multiplication des poursuites judicaires à l’encontre des journalistes et des médias en Turquie. Malgré la loi 6352 du 5 juillet 2012, la presse reste la cible d’un harcèlement judiciaire constant, dont les procès KCK et Ergenekon ne sont que les émanations les plus visibles.
En trois jours, quatre journalistes ont été condamnés à des peines de prison en Turquie. Deux autres ont été remis en liberté conditionnelle en attente de leur jugement.
Les médias pro-kurdes toujours dans l’œil du cyclone
Le 16 octobre 2012, Kenan Karavil et Seyithan Akyüz ont été condamnés respectivement à treize ans et demi et douze ans de prison par la 8e chambre de la cour d’Assises d’Adana (Sud). L’ancien directeur de la station locale Radyo Dünya (Radio Monde) et le collaborateur du quotidien en langue kurde Azadiya Welat (Pays libre) ont été reconnus coupables d’appartenance à l’Union des communautés du Kurdistan (KCK, liée au PKK). Ils figurent parmi les 45 protagonistes de ce procès qui ont été condamnés à un total de 419 ans et deux mois de prison. Deux autres accusés ont été acquittés.
Le lendemain, le reporter de l’agence pro-kurde Diha, Murat Ciftçi, a été condamné à huit ans et neuf mois d’emprisonnement par la 7e chambre de la cour d’Assises de Diyarbakir (Sud-Est) pour « collaboration » avec le KCK. Il avait été remis en liberté en attente de son jugement après cinq mois de détention provisoire, en avril 2012.
Reporters sans frontières a par ailleurs appris la remise en liberté conditionnelle, par la 5e chambre de la cour d’Assises de Diyarbakir, d’une autre reporter de Diha, Gülsen Aslan, le 17 octobre. Arrêtée le 4 février dernier, elle avait été relâchée puis à nouveau incarcérée quelques jours plus tard à la demande du parquet. D’après Diha, le collaborateur d’Azadiya Welat Safak Celen a lui aussi été remis en liberté. Tous deux figuraient parmi les 34 suspects incarcérés dans la province de Batman pour appartenance présumée au KCK. Gülsen Aslan risque jusqu’à quinze ans de prison. Le procès reprendra le 26 décembre prochain.
C’est également le 26 décembre que débutera, devant la 10e chambre de la cour d’Assises d’Adana, le procès d’Özlem Agus, journaliste de Diha. Incarcérée depuis le 6 mars 2012, elle est accusée de liens avec le « Comité des médias » du KCK, tout comme l’éditeur de Diha Ali Bulus et le collaborateur d’Azadiya Welat Ferit Köylüoglu.
L’acte d’accusation de 300 pages, rédigé à l’encontre de 54 suspects (dont 20 sont en détention préventive), reproche notamment à Özlem Agus d’avoir couvert des manifestations d’une manière « qui respecte l’idéologie » du PKK, et d’avoir « communiqué à la chaîne Roj TV des informations susceptibles de faire la propagande du PKK ». Les conversations téléphoniques professionnelles entre Özlem Agus et Ali Bulus, tout comme celles passées par Ferit Köylüoglu à des distributeurs d’Azadiya Welat, sont considérées comme autant de pièces à conviction par le parquet. Ce dernier reproche aussi à Ferit Köylüoglu d’avoir distribué lui-même des numéros du journal et de s’être renseigné sur les ventes. La diffusion d’Azadiya Welat n’est pourtant pas interdite.
Dénouement provisoire dans l’affaire Atilim
D’après des informations communiquées par les avocats des prévenus, la 9e chambre de la Cour suprême a confirmé, le 15 octobre, la peine de prison à perpétuité prononcée contre la rédactrice en chef de journal Atilim, Hatice Duman, accusée d’être l’une des dirigeantes du Parti communiste marxiste-léniniste (MLKP, interdit). La Cour a en revanche annulé la condamnation prononcée contre son collègue Necati Abay, porte-parole de la Plate-forme de solidarité avec les journalistes emprisonnés. La 12e haute cour criminelle d’Istanbul l’avait condamné à dix-huit ans et neuf mois d’emprisonnement en 2003 pour des accusations similaires. Mais si la Cour a jugé que Necati Abay n’était pas l’un des dirigeants de l’organisation, elle l’accuse toujours d’en être membre. Le journaliste risque donc jusqu’à quinze ans de prison.
« Tolérance zéro » pour Taraf qui dénonce la torture
Le quotidien Taraf (Camps), critique à l’égard du gouvernement et de l’armée, a été contraint par la justice à publier, dans son numéro du 13 octobre, un démenti de Sedat Selim Ay, chef adjoint de la section antiterroriste d’Istanbul, accusé d’actes de torture dans les années 1990 (voir ci-dessous). Au nom de la présomption d’innocence, la 2e chambre du tribunal correctionnel d’Istanbul a cassé une précédente décision de justice qui concluait que Taraf avait publié des informations « d’intérêt général ». Huit collaborateurs du journal restent poursuivis pénalement dans cette affaire.
Du 22 juillet au 2 août 2012, le quotidien avait publié douze articles citant des témoignages de victimes, qui identifiaient Sedat Selim Ay comme leur tortionnaire. Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, s’en était vivement pris aux médias critiquant la protection accordée à ce haut fonctionnaire par le gouvernement, en contradiction avec son objectif de « tolérance zéro » à l’égard de la torture.
La promotion de Sedat Selim Ay avait suscité de vives polémiques cet été : quelques années auparavant, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait condamné la Turquie pour avoir failli à son obligation de « mener une enquête et un procès effectifs » dans cette affaire. (RSF, 22 octobre 2012)
Turkey's Press Freedom Crisis
The Dark Days of Jailing Journalists and Criminalizing Dissent
Turkish authorities are engaging in widespread criminal prosecution and jailing of journalists, and are applying other forms of severe pressure to promote self-censorship in the press, a CPJ analysis shows. CPJ has found highly repressive laws, particularly in the penal code and anti-terror law; a criminal procedure code that greatly favors the state; and a harsh anti-press tone set at the highest levels of government. Turkey’s press freedom situation has reached a crisis point.
Special report by the Committee to Protect Journalists