Je partage avec vous l’interview que le journaliste Aram Gareginyan de Sputniknews a réalisé avec moi lors de mon dernier voyage en Arménie. Merci à Aram Gareginyan pour ce beau travail et à Yeghisapet Tellalian pour la traduction du russe vers le français.
Demir Sönmez, un phare sur la planète photo
Le photographe Demir Sönmez a participé à des manifestations à plusieurs reprises en Turquie, et, plusieurs fois dans sa vie, il a été arrêté. Pour quelle raison ? Parce qu’à côté d’autres activistes, il a milité et lutté en Turquie pour l’égalité entre tous les citoyens, quelle que soit leur origine ethnique ou religieuse, ce qui est loin d’être évident au pays héritier de l’Empire ottoman.
Depuis déjà de nombreuses années, Demir Sönmez porte un grand angle à la place de l’oeil gauche, et, de l’oeil droit, il observe tout lereste sur 360 degrés ! C’est dire si l’addiction au selfie, ce n’est pas son truc, il est, tout au contraire, naturellement tourné vers les autres. Sa seule ambition est de capter la vie et de la montrer telle qu’elle respire, mal, tout autour de lui. Depuis la fin des années 70, il a participé aux mouvements d’opposition en Turquie, au départ comme activiste, puis comme photographe et comme journaliste. Ironie du destin, lui que son père a appelé « Fer (Demir) », s’est retrouvé plusieurs fois derrière les barreaux.
Depuis 1990, ne se sentant plus en sécurité en Turquie, il s’est installé à Genève, sans renoncer en rien à son combat de toujours pour les Droits de l’Homme et la démocratie :
«Là, à Genève, près du Palais des Nations, on peut observer, presque chaque jour, des manifestants brandissant leurs pancartes. Ils viennent tous dire quelque chose, sur leur peuple, sur ce qui les concerne, sur leurs droits. Durant les six ou sept dernières années j’ai pris en photo près de 2500 manifestations, presqu’une par jour ! Il y a eu des Kurdes, des Tamils, des Chrétiens d’Orient, et bien des représentants d’autres peuples, » dit Demir Sönmez.
Une expo dérangeante
A lui, chroniqueur maintenant de longue date à Genève, on a confié en avril 2016, pour le 70 ème anniversaire de l’Organisation des Nations-Unies, la charge d’organiser une exposition.
«J’ai sélectionné cinquante de mes photographies. Parmi ces clichés, des manifestations contre la guerre, pour la paix, pour les Droits de l’Homme, pour l’égalité hommes-femmes, pour la liberté d’expression, » raconte Sönmez, qui poursuit :
«Quelques jours après l’inauguration, le représentant de la Turquie auprès du bureau de l’ONU à Genève s’est adressé aux autorités suisses pour exiger qu’une photo soit retirée de cette exposition. De quoi s’agissait-il ? Vous vous rappelez sans doute la manifestation au Parc Taksim à Istanbul, en 2013. Les manifestants brandissaient des pancartes avec l’inscription : « je suis Berkin Elvan ». Ce nom, Berkin Elvan, c’est celui d’un adolescent de 14 ans, sorti chercher du pain, banalement. Soudain, il se retrouve emporté par le courant de la manifestation que la police disperse, touché à la tête par une grenade lacrymogène. Neuf mois de coma, et il est mort. »
« Alors en 2014, des Turcs démocrates et d’autres turcophones ont manifesté pour dénoncer cette injustice à Genève même et j’ai choisi d’exposer leur photo. »
« Mais des diplomates turcs se sont adressés aux autorités de Genève pour exiger, disaient-ils, qu’on cesse de calomnier le nom d’Erdogan. Ils ont d’une part affirmé que la liberté d’expression, c'est très bien, mais que, sur la pancarte, on pouvait lire : « la police m’a tué sur ordre du Premier Ministre de Turquie ». Et à l’époque, précisément, le Premier Ministre, c’était Erdogan! Pourtant, les diplomates ont prétendu que l’affirmation sur la pancarte constituait un mensonge, niant toute responsabilité gouvernementale dans le drame.
Face à cela, les autorités genevoises ont refusé de céder aux exigences de la partie turque. « Notre Ville est la capitale des Droits de l’Homme et de la liberté d’expression » ont déclaré les Suisses ». « Et c’est alors que l’ambassade turque à Berne s’est à son tour mêlée de l’affaire, s’adressant directement au gouvernement fédéral. Là encore, le Cabinet ministériel a soutenu la décision des autorités de la capitale helvétique ».
« Ensuite, le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglou, est venu en personne réitérer l’exigence turque. Et, pour la troisième fois, les responsables genevois ont affirmé avec insistance que la photographie resterait en place jusqu’à la fin de l’exposition ».
La Suisse ne cède pas
« Cela a été, à ma connaissance, un des premiers cas où un pays européen n’a pas cédé aux exigences d’Erdogan concernant une question de morale sociale », affirme Sönmez. Plus encore, les représentants des autorités suisses ont soutenu Sönmez en assistant personnellement à l’exposition. Il y avait aussi des dizaines de ses collègues journalistes, dont des Turcs démocrates, ainsi que des artistes, des scientifiques et de simples citoyens.
Si, d’aventure, vous rencontrez Sönmez dans la rue, son allure vous rappellera l’image du bon grand père qu’on imagine illustrer tant de contes orientaux. Le nom de Demir Sönmez pourrait se traduire par « le fer (Demir) qui ne refroidit jamais (Sönmez, littéralement qui ne s’éteint pas) ». Pourtant, Demir n’a pas de métal à la main, ni arme à feu, ni mitrailleuse; son fer à lui, c’est sa volonté inébranlable, qui n’a en rien diminué sur la route entre la Turquie de ses combats et la Genève prospère, où il s’est aujourd’hui réfugié.
Il a séjourné à plusieurs reprises en prison pour activismes pratiquement pendant cinq ans. Il connait bien Taner Akçam, l’universitaire turc qui vient d’authentifier, dans un ouvrage remarquable1, les télégrammes de Talaat Pacha, ministre de l’intérieur de Turquie en 1915, qui donna personnellement les ordres de déportations à toutes les préfectures, organisant méthodiquement le génocide des Arméniens, des Assyriens et de toutes les minorités non musulmanes de l’Empire ottoman.
Demir Sönmez, Taner Akçam et bien d’autres démocrates en Turquie ont lutté ensemble pour que leur pays devienne meilleur et que des personnes issues de minorités ethniques et religieuses y deviennent des citoyens égaux en droit.
Mais comment donc, demandera-t-on, un homme qui ne dispose individuellement d’aucun droit peut-il faire pour vivre en Turquie ?
Sönmez le sait pour l’avoir vécu depuis son enfance, à Erzeroum, une ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants de l’Est du pays. Sa mère est Kurde du Dersim et il n’y a pas si longtemps qu’il a appris que son père est Arménien. Il a vécu son enfance dans les années 70, quand la langue kurde était interdite en Turquie et que la moindre référence aux événements de 1915 était passible d’emprisonnement.
Sönmez ne connaît pas la haine
Pohoto: Jacqueline Messerli
Sönmez n’a pas de haine contre les Turcs. « J’ai beaucoup d’amis et de collègues parmi les Turcs, » souligne-t-il. Ce n’est pas la première fois qu’il vient en Arménie, il était déjà à Erevan en 2015, pour le centenaire du génocide, puis à l’occasion de la visite du pape François 1er ; et il était aussi présent en octobre dernier pour le Sommet de la Francophonie dans la capitale arménienne.
Sönmez est fidèle au peuple de sa mère. Il s’est trouvé en Irak durant les mois les plus tourmentés de la guerre, il a fait un reportage dans un camp de réfugiés, et il s’est même rendu au Kurdistan irakien pour le référendum de fin septembre 2017. De partout donc, le Demir Sönmez de fer ramène inlassablement des photographies par centaines. Il attire spectateurs et amis d’une force qui ferait pâlir le plus puissant des aimants. Il lui suffit de vous regarder et de vous sourire. Et c’est tout ? Oui, parce que, à bord de son sourire, rien n’affleure de métallique, et que tout entier il se révèle simplement humain.
1 Killing Orders. Talat Pasha’s Telegrams and the Armenian Genocide, édité courant 2018 par Palgrave McMillan, ISBN 978-3-319-69786-4
Interprété du russe et adapté par Yeghisapet Tellalian.
Pour la version originale en russe de cet interview, voir: