"Le risque d'islamisme existe en Turquie"
L'armée turque serait-elle sur le point d'être complètement mise en retrait de la vie politique de son pays ? Second régiment le plus important de l'Otan, elle a vu ses principaux dirigeants démissionner vendredi pour protester contre le refus du gouvernement d'accorder une promotion à leurs collègues incarcérés par le régime. C'est donc sous la présidence unique du Premier ministre islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan qu'a débuté lundi la réunion annuelle du Conseil militaire suprême (YAS), un fait sans précédent dans le pays. Nora Seni, directrice de l'Institut français d'études anatoliennes à Istanbul (IFEA), explique au Point.fr dans quelle mesure on peut parler aujourd'hui de "dérive totalitaire" du gouvernement Erdogan.
Le Point.fr : La démission des généraux de l'armée risque-t-elle de bouleverser le paysage politique turc ?
Nora Seni : Nous ne pouvons à l'heure actuelle préjuger des conséquences d'un tel acte. Quoi qu'il en soit, celui-ci montre une prise de conscience des militaires hostiles au gouvernement. Ils se rendent compte qu'ils n'ont plus aucun pouvoir aujourd'hui en Turquie. Ils misent sur un bouleversement politique dans le pays en espérant provoquer un coup de tonnerre.
Quelle est la cause profonde de ce mécontentement de l'armée ?
Le gouvernement turc, dominé par le parti islamo-conservateur AKP, se montre intraitable envers elle. Il a invalidé la candidature de nombreux généraux pour le prochain remaniement de l'armée en août, ce qui équivaut à une mise à l'écart pure et simple. Deux cents hauts gradés demeurent actuellement en prison pour "conspiration contre l'État", suite à leur implication dans l'affaire Ergenekon (réseau politique informel qui voulait provoquer la chute du parti islamique au pouvoir depuis 2002).
Quelle est le rôle de l'armée en Turquie ?
L'institution a toujours possédé une place non négligeable, mais celle-ci n'est pas conforme aux critères occidentaux. On peut ainsi parler d'armée omnipotente. Elle a tout de même été à l'origine de quatre coups d'État en moins d'un demi-siècle, si bien que les différents responsables politiques ont toujours dû prendre en compte son avis.
N'est-elle pourtant pas considérée comme le garant de la laïcité ?
Certainement. À ce titre, nous sommes confrontés au risque d'une réécriture de la République kémaliste (basée sur les principes de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie). De l'autre côté, l'armée a prouvé qu'elle était une institution nationaliste, bancale, et très peu démocratique. Elle n'a de surcroît pas su régler la question des Kurdes de Turquie et a même tiré une certaine légitimité de la persistance du problème.
Peut-on parler de dérive totalitaire du gouvernement Erdogan ?
Nous sommes témoins d'une absence quasi totale d'instance d'opposition au gouvernement. L'armée en était la première, puis venait la presse, dont la liberté est contestée. Le pouvoir judiciaire, qui a récemment été réformé en faveur du gouvernement islamique, arrivait ensuite. Cette dégradation des droits n'est pas conforme avec la laïcité prônée par Atatürk.
Le pays va-t-il sombrer dans l'islamisme ?
Ce risque existe bel et bien. Mais il ne faut pas oublier que l'AKP a tout de même remporté trois fois d'affilée les élections législatives, avec toujours un nombre de voix supérieur au scrutin précédent. Son score a atteint en juin 50 % des votants. La grande victoire de ce parti, c'est avant tout d'avoir su promouvoir une classe moyenne inférieure grâce à certains signes de reconnaissance. Ces personnes cultivent un mode de vie conservateur et sont fidèles aux préceptes musulmans. Les femmes portent le foulard et les hommes ne boivent pas d'alcool. Ces classes, qui représentent une part non négligeable de la société turque, sont moins humiliées et plus prospères qu'auparavant. Mais il existe de l'autre côté toute une population qui ne veut ni des islamistes ni de l'armée, et qui est en quête d'un espace lui garantissant davantage de démocratie.
LE POINT.FR